(1848)
Né à Bayonne le 30 juin 1801, Frédéric Bastiat, orphélin à l'âge de neuf ans,
était déjà acquis aux idées libérales, en politique comme en économique, quand il
était encore étudiant. Après la révolution de 1830 il devint juge de paix à Mugron,
à 16 kilomètres de Saint-Sever dans le pays de Chalosse, où il avait passé sa
jeunesse. En 1844 un de ses articles sur les tarifs est publié par le Journal des
économistes. Désormais il est reconnu comme un polémiste redoutable. En six années il
publiera sept volumes d'essais sur les principes du libre-échange et du droit. En 1848 il
est élu représentant des Landes, d'abord à l'Assemblée Constituante et puis à
l'Assemblée législative. Avant même d'avoir terminé son traité sur les Harmonies
économiques, il meurt le 24 décembre 1850 à l'âge de quarante-neuf ans, victime de
la.tuberculose.
'La loi' nous donne un bel exemple du style passionné et polémique de Bastiat. Il
s'attaque à cette tendance constructiviste du législateur moderne qui veut reconstruire
la société, que Bastiat dénonce comme une perversion de la fonction authentique de la
loi, c'est à dire le maintien du droit.
La Loi
La loi pervertie ! La loi - et à sa suite toutes les forces collectives
de la nation, - la Loi, dis-je, non seulement détournée de son but, mais appliquée à
poursuivre un but directement contraire ! La Loi devenue l'instrument de toutes les
cupidités, au lieu d'en être le frein ! La Loi accomplissant elle-même l'iniquité
qu'elle avait pour mission de punir ! Certes, c'est là un fait grave, s'il existe, et sur
lequel il doit m'être permis d'appeler l'attention de mes concitoyens.
Nous tenons de Dieu le don qui pour nous les renferme tous, la Vie, - la
vie physique, intellectuelle et morale. Mais la vie ne se soutient pas d'elle-même. Celui
qui nous l'a donnée nous a laissé le soin de l'entretenir, de la développer, de la
perfectionner.
Pour cela, il nous a pourvus d'un ensemble de Facultés merveilleuses ;
il nous a plongés dans un milieu d'éléments divers. C'est par l'application de nos
facultés à ces éléments que se réalise le phénomène de l'Assimilation, de
l'Appropriation, par lequel la vie parcourt le cercle qui lui a été assigné.
Existence, Facultés, Assimilation - en d'autres termes, Personnalité,
Liberté, Propriété, - voilà l'homme.
C'est de ces trois choses qu'on peut dire, en dehors de toute subtilité
démagogique, qu'elles sont antérieures et supérieures à toute législation humaine.
Ce n'est pas parce que les hommes ont édicté des Lois que la
Personnalité, la Liberté et la Propriété existent. Au contraire, c'est parce que la
Personnalité, la Liberté et la Propriété préexistent que les hommes font des Lois.
Qu'est-ce donc que la Loi ? Ainsi que je l'ai dit ailleurs, c'est
l'organisation collective du Droit individuel de légitime défense.
Chacun de nous tient certainement de la nature, de Dieu, le droit de
défendre sa Personne, sa Liberté, sa Propriété, puisque ce sont les trois éléments
constitutifs ou conservateurs de la Vie, éléments qui se complètent l'un par l'autre et
ne se peuvent comprendre l'un sans l'autre. Car que sont nos Facultés, sinon un
prolongement de notre Personnalité, et qu'est-ce que la Propriété si ce n'est un
prolongement de nos Facultés ?
Si chaque homme a le droit de défendre, même par la force, sa
Personne, sa Liberté, sa Propriété, plusieurs hommes ont le Droit de se concerter, de
s'entendre, d'organiser une Force commune pour pourvoir régulièrement à cette défense.
Le Droit collectif a donc son principe, sa raison d'être, sa
légitimité dans le Droit individuel ; et la Force commune ne peut avoir rationnellement
d'autre but, d'autre mission que les forces isolées auxquelles elle se substitue.
Ainsi, comme la Force d'un individu ne peut légitimement attenter à la
Personne, à la Liberté, à la Propriété d'un autre individu, par la même raison la
Force commune ne peut être légitimement appliquée à détruire la Personne, la
Liberté, la Propriété des individus ou des classes.
Car cette perversion de la Force serait, en un cas comme dans l'autre,
en contradiction avec nos prémisses. Qui osera dire que la Force nous a été donnée non
pour défendre nos Droits, mais pour anéantir les Droits égaux de nos frères ? Et si
cela n'est pas vrai de chaque force individuelle, agissant isolément, comment cela
serait-il vrai de la force collective, qui n'est que l'union organisée des forces
isolées ?
Donc, s'il est une chose évidente, c'est celle-ci : La Loi, c'est
l'organisation du Droit naturel de légitime défense ; c'est la substitution de la force
collective aux forces individuelles, pour agir dans le cercle où celles-ci ont le droit
d'agir, pour faire ce que celles-ci ont le droit de faire, pour garantir les Personnes,
les Libertés, les Propriétés, pour maintenir chacun dans son Droit, pour faire régner
entre tous la JUSTICE.
Et s'il existait un peuple constitué sur cette base, il me semble que
l'ordre y prévaudrait dans les faits comme dans les idées. Il me semble que ce peuple
aurait le gouvernement le plus simple, le plus économique, le moins lourd, le moins
senti, le moins responsable, le plus juste, et par conséquent le plus solide qu'on puisse
imaginer, quelle que fût d'ailleurs sa forme politique.
Car, sous un tel régime, chacun comprendrait bien qu'il a toute la
plénitude comme toute la responsabilité de son Existence. Pourvu que la personne fût
respectée, le travail libre et les fruits du travail garantis contre toute injuste
atteinte, nul n'aurait rien à démêler avec l'État. Heureux, nous n'aurions pas, il est
vrai, à le remercier de nos succès ; mais malheureux, nous ne nous en prendrions pas
plus à lui de nos revers que nos paysans ne lui attribuent la grêle ou la gelée. Nous
ne le connaîtrions que par l'inestimable bienfait de la SURETE.
On peut affirmer encore que, grâce à la non-intervention de l'État
dans des affaires privées, les Besoins et les Satisfactions se développeraient dans
l'ordre naturel. On ne verrait point les familles pauvres chercher l'instruction
littéraire avant d'avoir du pain. On ne verrait point la ville se peupler aux dépens des
campagnes, ou les campagnes aux dépens des villes. On ne verrait pas ces grands
déplacements de capitaux, de travail, de population, provoqués par des mesures
législatives, déplacements qui rendent si incertaines et si précaires les sources
mêmes de l'existence, et aggravent par là, dans une si grande mesure, la responsabilité
des gouvernements.
Par malheur, il s'en faut que la Loi se soit renfermée dans son rôle.
Même il s'en faut qu'elle ne s'en soit écartée que dans des vues neutres et
discutables. Elle a fait pis : elle a agi contrairement à sa propre fin ; elle a détruit
son propre but ; elle s'est appliquée à anéantir cette Justice qu'elle devait faire
régner, à effacer, entre les Droits, cette limite que sa mission était de faire
respecter ; elle a mis la force collective au service de ceux qui veulent exploiter, sans
risque et sans scrupule, la Personne, la Liberté ou la Propriété d'autrui ; elle a
converti la Spoliation en Droit, pour la protéger, et la légitime défense en crime,
pour la punir.
Comment cette perversion de la Loi s'est-elle accomplie ? Quelles en ont
été les conséquences ?
La Loi s'est pervertie sous l'influence de deux causes bien différentes
: l'égoïsme inintelligent et la fausse philanthropie.
Parlons de la première.
Se conserver, se développer, c'est l'aspiration commune à tous les
hommes, de telle sorte que si chacun jouissait du libre exercice de ses facultés et de la
libre disposition de leurs produits, le progrès social serait incessant, ininterrompu,
infaillible.
Mais il est une autre disposition qui leur est aussi commune. C'est de
vivre et de se développer, quand ils le peuvent, aux dépens les uns des autres. Ce n'est
pas là une imputation hasardée, émanée d'un esprit chagrin et pessimiste. L'histoire
en rend témoignage par les guerres incessantes, les migrations de peuples, les
oppressions sacerdotales, l'universalité de l'esclavage, les fraudes industrielles et les
monopoles dont ses annales sont remplies.
Cette disposition funeste prend naissance dans la constitution même de
l'homme, dans ce sentiment primitif, universel, invincible, qui le pousse vers le
bien-être et lui fait fuir la douleur.
L'homme ne peut vivre et jouir que par une assimilation, une
appropriation perpétuelle, c'est-à-dire par une perpétuelle application de ses
facultés sur les choses, ou par le travail. De là la Propriété.
Mais, en fait, il peut vivre et jouir en s'assimilant, en s'appropriant
le produit des facultés de son semblable. De là la Spoliation.
Or, le travail étant en lui-même une peine, et l'homme étant
naturellement porté à fuir la peine, il s'ensuit, l'histoire est là pour le prouver,
que partout où la spoliation est moins onéreuse que le travail, elle prévaut ; elle
prévaut sans que ni religion ni morale puissent, dans ce cas, l'empêcher.
Quand donc s'arrête la spoliation ? Quand elle devient plus onéreuse,
plus dangereuse que le travail.
Il est bien évident que la Loi devrait avoir pour but d'opposer le
puissant obstacle de la force collective à cette funeste tendance ; qu'elle devrait
prendre parti pour la propriété contre la Spoliation.
Mais la Loi est faite, le plus souvent, par un homme ou par une classe
d'hommes. Et la Loi n'existant point sans sanction, sans l'appui d'une force
prépondérante, il ne se peut pas qu'elle ne mette en définitive cette force aux mains
de ceux qui légifèrent.
Ce phénomène inévitable, combiné avec le funeste penchant que nous
avons constaté dans le cur de l'homme, explique la perversion à peu près
universelle de la Loi. On conçoit comment, au lieu d'être un frein à l'injustice, elle
devient un instrument et le plus invincible instrument d'injustice. On conçoit que, selon
la puissance du législateur, elle détruit, à son profit, et à divers degrés, chez le
reste des hommes, la Personnalité par l'esclavage, la Liberté par l'oppression, la
Propriété par la spoliation.
Il est dans la nature des hommes de réagir contre l'iniquité dont ils
sont victimes. Lors donc que la Spoliation est organisée par la Loi, au profit des
classes qui la font, toutes les classes spoliées tendent, par des voies pacifiques ou par
des voies révolutionnaires, à entrer pour quelque chose dans la confection des Lois. Ces
classes, selon le degré de lumière où elles sont parvenues, peuvent se proposer deux
buts bien différents quand elles poursuivent ainsi la conquête de leurs droits
politiques : ou elles veulent faire cesser la spoliation légale, ou elles aspirent à y
prendre part.
Malheur, trois fois malheur aux nations où cette dernière pensée
domine dans les masses, au moment où elles s'emparent à leur tour de la puissance
législative !
Jusqu'à cette époque la spoliation légale s'exerçait par le petit
nombre sur le grand nombre, ainsi que cela se voit chez les peuples où le droit de
légiférer est concentré en quelques mains. Mais le voilà devenu universel, et l'on
cherche l'équilibre dans la spoliation universelle. Au lieu d'extirper ce que la
société contenait d'injustice, on la généralise. Aussitôt que les classes
déshéritées ont recouvré leurs droits politiques, la première pensée qui les saisit
n'est pas de se délivrer de la spoliation (cela supposerait en elles des lumières
qu'elles ne peuvent avoir), mais d'organiser, contre les autres classes et à leur propre
détriment, un système de représailles, - comme s'il fallait, avant que le règne de la
justice arrive, qu'une cruelle rétribution vînt les frapper toutes, les unes à cause de
leur iniquité, les autres à cause de leur ignorance.
Il ne pouvait donc s'introduire dans la Société un plus grand
changement et un plus grand malheur que celui-là : la Loi convertie en instrument de
spoliation.
Quelles sont les conséquences d'une telle perturbation. Il faudrait des
volumes pour les décrire toutes. Contentons-nous d'indiquer les plus saillantes.
La première, c'est d'effacer dans les consciences la notion du juste et
de l'injuste.
Aucune société ne peut exister si le respect des Lois n'y règne à
quelque degré ; mais le plus sûr, pour que les lois soient respectées, c'est qu'elles
soient respectables. Quand la Loi et la Morale sont en contradiction, le citoyen se trouve
dans la cruelle alternative ou de perdre la notion de Morale ou de perdre le respect de la
Loi, deux malheurs aussi grands l'un que l'autre et entre lesquels il est difficile de
choisir.
Il est tellement de la nature de la Loi de faire régner la Justice, que
Loi et Justice, c'est tout un, dans l'esprit des masses. Nous avons tous une forte
disposition à regarder ce qui est légal comme légitime, à ce point qu'il y en a
beaucoup qui font découler faussement toute justice de la Loi. Il suffit donc que la Loi
ordonne et consacre la Spoliation pour que la spoliation semble juste et sacrée à
beaucoup de consciences. L'esclavage, la restriction, le monopole trouvent des défenseurs
non seulement dans ceux qui en profitent, mais encore dans ceux qui en souffrent. Essayez
de proposer quelques doutes sur la moralité de ces institutions. " Vous êtes,
dira-t-on, un novateur dangereux, un utopiste, un théoricien, un contempteur des lois ;
vous ébranlez la base sur laquelle repose la société. " Faites-vous un cours de
morale, ou d'économie politique ? Il se trouvera des corps officiels pour faire parvenir
au gouvernement ce vu :
" Que la science soit désormais enseignée, non plus au seul
point de vue du Libre-Échange (de la Liberté, de la Propriété, de la Justice), ainsi
que cela a eu lieu jusqu'ici, mais aussi et surtout au point de vue des faits et de la
législation (contraire à la Liberté, à la Propriété, à la Justice) qui régit
l'industrie française. "
" Que, dans les chaires publiques salariées par le Trésor, le
professeur s'abstienne rigoureusement de porter la moindre atteinte au respect dû aux
lois en vigueur etc. "
En sorte que s'il existe une loi qui sanctionne l'esclavage ou le
monopole, l'oppression ou la spoliation sous une forme quelconque, il ne faudra pas même
en parler ; car comment en parler sans ébranler le respect qu'elle inspire ? Bien plus,
il faudra enseigner la morale et l'économie politique au point de vue de cette loi,
c'est-à-dire sur la supposition qu'elle est juste par cela seul qu'elle est Loi.
Un autre effet de cette déplorable perversion de la Loi, c'est de
donner aux passions et aux luttes politiques, et, en général, à la politique proprement
dite, une prépondérance exagérée.
Je pourrais prouver cette proposition de mille manières. Je me
bornerai, par voie d'exemple, à la rapprocher du sujet qui a récemment occupé tous les
esprits : le suffrage universel.
Quoi qu'en pensent les adeptes de l'École de Rousseau, laquelle se dit
très avancée et que je crois reculée de vingt siècles, le suffrage universel (en
prenant ce mot dans son acception rigoureuse) n'est pas un de ces dogmes sacrés, à
l'égard desquels l'examen et le doute même sont des crimes.
On peut lui opposer de graves objections.
D'abord le mot universel cache un grossier sophisme. Il y a en France
trente-six millions d'habitants. Pour que le droit de suffrage fût universel, il faudrait
qu'il fût reconnu à trente-six millions d'électeurs. Dans le système le plus large, on
ne le reconnaît qu'à neuf millions. Trois personnes sur quatre sont donc exclues et, qui
plus est, elles le sont par cette quatrième. Sur quel principe se fonde cette exclusion ?
sur le principe de l'Incapacité. Suffrage universel veut dire : suffrage universel des
capables. Restent ces questions de fait : quels sont les capables ? l'âge, le sexe, les
condamnations judiciaires sont-ils les seuls signes auxquels on puisse reconnaître
l'incapacité ?
Si l'on y regarde de près, on aperçoit bien vite le motif pour lequel
le droit de suffrage repose sur la présomption de capacité, le système le plus large ne
différant à cet égard du plus restreint que par l'appréciation des signes auxquels
cette capacité peut se reconnaître, ce qui ne constitue pas une différence de principe,
mais de degré.
Ce motif, c'est que l'électeur ne stipule pas pour lui, mais pour tout
le monde.
Si, comme le prétendent les républicains de la teinte grecque et
romaine, le droit de suffrage nous était échu avec la vie, il serait inique aux adultes
d'empêcher les femmes et les enfants de voter. Pourquoi les empêche-t-on ? Parce qu'on
les présume incapables. Et pourquoi l'Incapacité est-elle un motif d'exclusion ? Parce
que l'électeur ne recueille pas seul la responsabilité de son vote ; parce que chaque
vote engage et affecte la communauté tout entière ; parce que la communauté a bien le
droit d'exiger quelques garanties, quant aux actes d'où dépendent son bien-être et son
existence.
Je sais ce qu'on peut répondre. Je sais aussi ce qu'on pourrait
répliquer. Ce n'est pas ici le lieu d'épuiser une telle controverse. Ce que je veux
faire observer, c'est que cette controverse même (aussi bien que la plupart des questions
politiques) qui agite, passionne et bouleverse les peuples, perdrait presque toute son
importance, si la Loi avait toujours été ce qu'elle devrait être.
En effet, si la Loi se bornait à faire respecter toutes les Personnes,
toutes les Libertés, toutes les Propriétés, si elle n'était que l'organisation du
Droit individuel de légitime défense, l'obstacle, le frein, le châtiment opposé à
toutes les oppressions, à toutes les spoliations, croit-on que nous nous disputerions
beaucoup, entre citoyens, à propos du suffrage plus ou moins universel ? Croit-on qu'il
mettrait en question le plus grand des biens, la paix publique ? Croit-on que les classes
exclues n'attendraient pas paisiblement leur tour ? Croit-on que les classes admises
seraient très jalouses de leur privilège ? Et n'est-il pas clair que l'intérêt étant
identique et commun, les uns agiraient, sans grand inconvénient, pour les autres ?
Mais que ce principe funeste vienne à s'introduire, que, sous prétexte
d'organisation, de réglementation, de protection, d'encouragement, la Loi peut prendre
aux uns pour donner aux autres, puiser dans la richesse acquise par toutes les classes
pour augmenter celle d'une classe ; tantôt celle des agriculteurs, tantôt celle des
manufacturiers, des négociants, des armateurs, des artistes, des comédiens ; oh !
certes, en ce cas, il n'y a pas de classe qui ne prétende, avec raison, mettre, elle
aussi, la main sur la Loi ; qui ne revendique avec fureur son droit d'élection et
d'éligibilité ; qui ne bouleverse la société plutôt que de ne pas l'obtenir. Les
mendiants et les vagabonds eux-mêmes vous prouveront qu'ils ont des titres
incontestables. Ils vous diront : " Nous n'achetons jamais de vin, de tabac, de sel,
sans payer l'impôt, et une part de cet impôt est donnée législativement en primes, en
subventions à des hommes plus riches que nous. D'autres font servir la Loi à élever
artificiellement le prix du pain, de la viande, du fer, du drap. Puisque chacun exploite
la Loi à son profit, nous voulons l'exploiter aussi. Nous voulons en faire sortir le
Droit à l'assistance, qui est la part de spoliation du pauvre. Pour cela, il faut que
nous soyons électeurs et législateurs, afin que nous organisions en grand l'Aumône pour
notre classe, comme vous avez organisé en grand la Protection pour la vôtre. Ne nous
dites pas que vous nous ferez notre part, que vous nous jetterez, selon la proposition de
M. Mimerel, une somme de 600 000 francs pour nous faire taire et comme un os à ronger.
Nous avons d'autres prétentions et, en tout cas, nous voulons stipuler pour nous-mêmes
comme les autres classes ont stipulé pour elles-mêmes ! "
Que peut-on répondre à cet argument ? Oui, tant qu'il sera admis en
principe que la Loi peut être détournée de sa vraie mission, qu'elle peut violer les
propriétés au lieu de les garantir, chaque classe voudra faire la Loi, soit pour se
défendre contre la spoliation, soit pour l'organiser aussi à son profit. La question
politique sera toujours préjudicielle, dominante, absorbante ; en un mot, on se battra à
la porte du Palais législatif. La lutte ne sera pas moins acharnée au-dedans. Pour en
être convaincu, il est à peine nécessaire de regarder ce qui se passe dans les Chambres
en France et en Angleterre ; il suffit de savoir comment la question est posée.
Est-il besoin de prouver que cette odieuse perversion de la Loi est une
cause perpétuelle de haine, de discorde, pouvant aller jusqu'à la désorganisation
sociale ? Jetez les yeux sur les États-Unis. C'est le pays du monde où la Loi reste le
plus dans son rôle, qui est de garantir à chacun sa liberté et sa propriété. Aussi
c'est le pays du monde où l'ordre social paraît reposer sur les bases les plus stables.
Cependant, aux États-Unis même, il est deux questions, et il n'en est que deux, qui,
depuis l'origine, ont mis plusieurs fois l'ordre politique en péril. Et quelles sont ces
deux questions ? Celle de l'Esclavage et celle des Tarifs, c'est-à-dire précisément les
deux seules questions où, contrairement à l'esprit général de cette république, la
Loi a pris le caractère spoliateur. L'Esclavage est une violation, sanctionnée par la
loi, des droits de la Personne. La Protection est une violation, perpétrée par la loi,
du droit de Propriété ; et certes, il est bien remarquable qu'au milieu de tant d'autres
débats, ce double fléau légal, triste héritage de l'ancien monde, soit le seul qui
puisse amener et amènera peut-être la rupture de l'Union. C'est qu'en effet on ne
saurait imaginer, au sein d'une société, un fait plus considérable que celui-ci : La
Loi devenue un instrument d'injustice. Et si ce fait engendre des conséquences si
formidables aux États-Unis, où il n'est qu'une exception, que doit-ce être dans notre
Europe, où il est un Principe, un Système ?
M. de Montalembert, s'appropriant la pensée d'une proclamation fameuse
de M. Carlier, disait : Il faut faire la guerre au Socialisme. - Et par Socialisme, il
faut croire que, selon la définition de M. Charles Dupin, il désignait la Spoliation.
Mais de quelle Spoliation voulait-il parler ? Car il y en a de deux
sortes. Il y a la spoliation extra-légale et la spoliation légale.
Quant à la spoliation extra-légale, celle qu'on appelle vol,
escroquerie, celle qui est définie, prévue et punie par le Code pénal, en vérité, je
ne pense pas qu'on la puisse décorer du nom de Socialisme. Ce n'est pas celle qui menace
systématiquement la société dans ses bases. D'ailleurs, la guerre contre ce genre de
spoliation n'a pas attendu le signal de M. de Montalembert ou de M. Carlier. Elle se
poursuit depuis le commencement du monde ; la France y avait pourvu, dès longtemps avant
la révolution de février, dès longtemps avant l'apparition du Socialisme, par tout un
appareil de magistrature, de police, de gendarmerie, de prisons, de bagnes et
d'échafauds. C'est la Loi elle-même qui conduit cette guerre, et ce qui serait, selon
moi, à désirer, c'est que la Loi gardât toujours cette attitude à l'égard de la
Spoliation.
Mais il n'en est pas ainsi. La Loi prend quelquefois parti pour elle.
Quelquefois elle l'accomplit de ses propres mains, afin d'en épargner au bénéficiaire
la honte, le danger et le scrupule. Quelquefois elle met tout cet appareil de
magistrature, police, gendarmerie et prison au service du spoliateur, et traite en
criminel le spolié qui se défend. En un mot, il y a la spoliation légale, et c'est de
celle-là sans doute que parle M. de Montalembert.
Cette spoliation peut n'être, dans la législation d'un peuple, qu'une
tache exceptionnelle et, dans ce cas, ce qu'il y a de mieux à faire, sans tant de
déclamations et de jérémiades, c'est de l'y effacer le plus tôt possible, malgré les
clameurs des intéressés. Comment la reconnaître ? C'est bien simple. Il faut examiner
si la Loi prend aux uns ce qui leur appartient pour donner aux autres ce qui ne leur
appartient pas. Il faut examiner si la Loi accomplit, au profit d'un citoyen et au
détriment des autres, un acte que ce citoyen ne pourrait accomplir lui-même sans crime.
Hâtez-vous d'abroger cette Loi ; elle n'est pas seulement une iniquité, elle est une
source féconde d'iniquités ; car elle appelle les représailles, et si vous n'y prenez
garde, le fait exceptionnel s'étendra, se multipliera et deviendra systématique. Sans
doute, le bénéficiaire jettera les hauts cris ; il invoquera les droits acquis. Il dira
que l'État doit Protection et Encouragement à son industrie ; il alléguera qu'il est
bon que l'État l'enrichisse, parce qu'étant plus riche il dépense davantage, et répand
ainsi une pluie de salaires sur les pauvres ouvriers. Gardez-vous d'écouter ce sophiste,
car c'est justement par la systématisation de ces arguments que se systématisera la
spoliation légale.
C'est ce qui est arrivé. La chimère du jour est d'enrichir toutes les
classes aux dépens les unes des autres ; c'est de généraliser la Spoliation sous
prétexte de l'organiser. Or, la spoliation légale peut s'exercer d'une multitude infinie
de manières ; de là une multitude infinie de plans d'organisation : tarifs, protection,
primes, subventions, encouragements, impôt progressif, instruction gratuite, Droit au
travail, Droit au profit, Droit au salaire, Droit à l'assistance, Droit aux instruments
de travail, gratuité du crédit, etc. Et c'est l'ensemble de tous ces plans, en ce qu'ils
ont de commun, la spoliation légale, qui prend le nom de Socialisme.
Or le Socialisme, ainsi défini, formant un corps de doctrine, quelle
guerre voulez-vous lui faire, si ce n'est une guerre de doctrine ? Vous trouvez cette
doctrine fausse, absurde, abominable. Réfutez-la. Cela vous sera d'autant plus aisé
qu'elle est plus fausse, plus absurde, plus abominable. Surtout, si vous voulez être
fort, commencez par extirper de votre législation tout ce qui a pu s'y glisser de
Socialisme, - et l'uvre n'est pas petite.
On a reproché à M. de Montalembert de vouloir tourner contre le
Socialisme la force brutale. C'est un reproche dont il doit être exonéré, car il a dit
formellement : il faut faire au Socialisme la guerre qui est compatible avec la loi,
l'honneur et la justice.
Mais comment M. de Montalembert ne s'aperçoit-il pas qu'il se place
dans un cercle vicieux ? Vous voulez opposer au Socialisme la Loi ? Mais précisément le
Socialisme invoque la Loi. Il n'aspire pas à la spoliation extra-légale, mais à la
spoliation légale. C'est de la Loi même, à l'instar des monopoleurs de toute sorte,
qu'il prétend se faire un instrument ; et une fois qu'il aura la Loi pour lui, comment
voulez-vous tourner la Loi contre lui ? Comment voulez-vous le placer sous le coup de vos
tribunaux, de vos gendarmes, de vos prisons ?
Aussi que faites-vous ? Vous voulez l'empêcher de mettre la main à la
confection des Lois. Vous voulez le tenir en dehors du Palais législatif. Vous n'y
réussirez pas, j'ose vous le prédire, tandis qu'au-dedans on légiférera sur le
principe de la Spoliation légale. C'est trop inique, c'est trop absurde.
Il faut absolument que cette question de Spoliation légale se vide, et
il n'y a que trois solutions.
Que le petit nombre spolie le grand nombre.
Que tout le monde spolie tout le monde.
Que personne ne spolie personne.
Spoliation partielle, Spoliation universelle, absence de Spoliation, il
faut choisir. La Loi ne peut poursuivre qu'un de ces trois résultats.
Spoliation partielle, - c'est le système qui a prévalu tant que
l'électorat a été partiel, système auquel on revient pour éviter l'invasion du
Socialisme.
Spoliation universelle, - c'est le système dont nous avons été
menacés quand l'électorat est devenu universel, la masse ayant conçu l'idée de
légiférer sur le principe des législateurs qui l'ont précédée.
Absence de Spoliation, - c'est le principe de justice, de paix, d'ordre,
de stabilité, de conciliation, de bon sens que je proclamerai de toute la force, hélas !
bien insuffisante, de mes poumons, jusqu'à mon dernier souffle.
Et, sincèrement, peut-on demander autre chose à la Loi ? La Loi, ayant
pour sanction nécessaire la Force, peut-elle être raisonnablement employée à autre
chose qu'à maintenir chacun dans son Droit ? Je défie qu'on la fasse sortir de ce
cercle, sans la tourner, et, par conséquent, sans tourner la Force contre le Droit. Et
comme c'est là la plus funeste, la plus illogique perturbation sociale qui se puisse
imaginer, il faut bien reconnaître que la véritable solution, tant cherchée, du
problème social est renfermée dans ces simples mots : LA LOI, C'EST LA JUSTICE
ORGANISEE.
Or, remarquons-le bien : organiser la Justice par la Loi, c'est-à-dire
par la Force, exclut l'idée d'organiser par la Loi ou par la Force une manifestation
quelconque de l'activité humaine : Travail, Charité, Agriculture, Commerce, Industrie,
Instruction, Beaux-Arts, Religion ; car il n'est pas possible qu'une de ces organisations
secondaires n'anéantisse l'organisation essentielle. Comment imaginer, en effet, la Force
entreprenant sur la Liberté des citoyens, sans porter atteinte à la Justice, sans agir
contre son propre but ?
Ici je me heurte au plus populaire des préjugés de notre époque On ne
veut pas seulement que la Loi soit juste ; on veut encore qu'elle soit philanthropique. On
ne se contente pas qu'elle garantisse à chaque citoyen le libre et inoffensif exercice de
ses facultés, appliquées à son développement physique, intellectuel et moral ; on
exige d'elle qu'elle répande directement sur la nation le bien-être, l'instruction et la
moralité. C'est le côté séduisant du Socialisme.
Mais, je le répète, ces deux missions de la Loi se contredisent. Il
faut opter. Le citoyen ne peut en même temps être libre et ne l'être pas. M. de
Lamartine m'écrivait un jour : " Votre doctrine n'est que la moitié de mon
programme ; vous en êtes resté à la Liberté, j'en suis à la Fraternité. " Je
lui répondis : " La seconde moitié de votre programme détruira la première.
" Et, en effet, il m'est tout à fait impossible de séparer le mot fraternité du
mot volontaire. Il m'est tout à fait impossible de concevoir la Fraternité légalement
forcée, sans que la Liberté soit légalement détruite, et la Justice légalement
foulée aux pieds.
La Spoliation légale a deux racines : l'une, nous venons de le voir,
est dans l'Égoïsme humain ; l'autre est dans la fausse Philanthropie.
Avant d'aller plus loin, je crois devoir m'expliquer sur le mot
Spoliation.
Je ne le prends pas, ainsi qu'on le fait trop souvent, dans une
acception vague, indéterminée, approximative, métaphorique : je m'en sers au sens tout
à fait scientifique, et comme exprimant l'idée opposée à celle de la Propriété.
Quand une portion de richesses passe de celui qui l'a acquise, sans son consentement et
sans compensation, à celui qui ne l'a pas créée, que ce soit par force ou par ruse, je
dis qu'il y a atteinte à la Propriété, qu'il y a Spoliation. Je dis que c'est là
justement ce que la Loi devrait réprimer partout et toujours. Que si la Loi accomplit
elle-même l'acte qu'elle devrait réprimer, je dis qu'il n'y a pas moins Spoliation, et
même, socialement parlant, avec circonstance aggravante. Seulement, en ce cas, ce n'est
pas celui qui profite de la Spoliation qui en est responsable, c'est la Loi, c'est le
législateur, c'est la société, et c'est ce qui en fait le danger politique.
Il est fâcheux que ce mot ait quelque chose de blessant. J'en ai
vainement cherché un autre, car en aucun temps, et moins aujourd'hui que jamais, je ne
voudrais jeter au milieu de nos discordes une parole irritante. Aussi, qu'on le croie ou
non, je déclare que je n'entends accuser les intentions ni la moralité de qui que ce
soit. J'attaque une idée que je crois fausse, un système qui me semble injuste, et cela
tellement en dehors des intentions, que chacun de nous en profite sans le vouloir et en
souffre sans le savoir. Il faut écrire sous l'influence de l'esprit de parti ou de la
peur pour révoquer en doute la sincérité du Protectionnisme, du Socialisme et même du
Communisme, qui ne sont qu'une seule et même plante, à trois périodes diverses de sa
croissance. Tout ce qu'on pourrait dire, c'est que la Spoliation est plus visible, par sa
partialité, dans le Protectionnisme , par son universalité, dans le Communisme ; d'où
il suit que des trois systèmes le Socialisme est encore le plus vague, le plus indécis,
et par conséquent le plus sincère.
Quoi qu'il en soit, convenir que la spoliation légale a une de ses
racines dans la fausse philanthropie, c'est mettre évidemment les intentions hors de
cause.
Ceci entendu, examinons ce que vaut, d'où vient et où aboutit cette
aspiration populaire qui prétend réaliser le Bien général par la Spoliation
générale.
Les socialistes nous disent : puisque la Loi organise la justice,
pourquoi n'organiserait-elle pas le travail, l'enseignement, la religion ?
Pourquoi ? Parce qu'elle ne saurait organiser le travail,
l'enseignement, la religion, sans désorganiser la Justice.
Remarquez donc que la Loi, c'est la Force, et que, par conséquent, le
domaine de la Loi ne saurait dépasser légitimement le légitime domaine de la Force.
Quand la loi et la Force retiennent un homme dans la Justice, elles ne
lui imposent rien qu'une pure négation. Elles ne lui imposent que l'abstention de nuire.
Elles n'attentent ni à sa Personnalité, ni à sa Liberté, ni à sa Propriété.
Seulement elles sauvegardent la Personnalité, la Liberté et la Propriété d'autrui.
Elles se tiennent sur la défensive ; elles défendent le Droit égal de tous. Elles
remplissent une mission dont l'innocuité est évidente, l'utilité palpable, et la
légitimité incontestée.
Cela est si vrai qu'ainsi qu'un de mes amis me le faisait remarquer dire
que le but de la Loi est de faire régner la Justice, c'est se servir d'une expression qui
n'est pas rigoureusement exacte. Il faudrait dire : Le but de la Loi est d'empêcher
l'Injustice de régner. En effet, ce n'est pas la Justice qui a une existence propre,
c'est l'Injustice. L'une résulte de l'absence de l'autre.
Mais quand la Loi, - par l'intermédiaire de son agent nécessaire, la
Force, - impose un mode de travail, une méthode ou une matière d'enseignement, une foi
ou un culte, ce n'est plus négativement, c'est positivement qu'elle agit sur les hommes.
Elle substitue la volonté du législateur à leur propre volonté, l'initiative du
législateur à leur propre initiative. Ils n'ont plus à se consulter, à comparer, à
prévoir ; la Loi fait tout cela pour eux. L'intelligence leur devient un meuble inutile ;
ils cessent d'être hommes ; ils perdent leur Personnalité, leur Liberté, leur
Propriété.
Essayez d'imaginer une forme de travail imposée par la Force, qui ne
soit une atteinte à la Liberté ; une transmission de richesse imposée par la Force, qui
ne soit une atteinte à la Propriété. Si vous n'y parvenez pas, convenez donc que la Loi
ne peut organiser le travail et l'industrie sans organiser l'Injustice.
Lorsque, du fond de son cabinet, un publiciste promène ses regards sur
la société, il est frappé du spectacle d'inégalité qui s'offre à lui. Il gémit sur
les souffrances qui sont le lot d'un si grand nombre de nos frères, souffrances dont
l'aspect est rendu plus attristant encore par le contraste du luxe et de l'opulence.
Il devrait peut-être se demander si un tel état social n'a pas pour
cause d'anciennes Spoliations, exercées par voie de conquête, et des Spoliations
nouvelles, exercées par l'intermédiaire des Lois. Il devrait se demander si,
l'aspiration de tous les hommes vers le bien-être et le perfectionnement étant donnée,
le règne de la justice ne suffit pas pour réaliser la plus grande activité de Progrès
et la plus grande somme d'Égalité, compatibles avec cette responsabilité individuelle
que Dieu a ménagée comme juste rétribution des vertus et des vices.
Il n'y songe seulement pas. Sa pensée se porte vers des combinaisons,
des arrangements, des organisations légales ou factices. Il cherche le remède dans la
perpétuité et l'exagération de ce qui a produit le mal.
Car, en dehors de la Justice, qui, comme nous l'avons vu, n'est qu'une
véritable négation, est-il aucun de ces arrangements légaux qui ne renferme le principe
de la Spoliation ?
Vous dites : " Voilà des hommes qui manquent de richesses, "
- et vous vous adressez à la Loi. Mais la Loi n'est pas une mamelle qui se remplisse
d'elle-même, ou dont les veines lactifères aillent puiser ailleurs que dans la
société. Il n'entre rien au trésor public, en faveur d'un citoyen ou d'une classe, que
ce que les autres citoyens et les autres classes ont été forcés d'y mettre. Si chacun
n'y puise que l'équivalent de ce qu'il y a versé, votre Loi, il est vrai, n'est pas
spoliatrice, mais elle ne fait rien pour ces hommes qui manquent de richesses, elle ne
fait rien pour l'égalité. Elle ne peut être un instrument d'égalisation qu'autant
qu'elle prend aux uns pour donner aux autres, et alors elle est un instrument de
Spoliation. Examinez à ce point de vue la Protection des tarifs, les primes
d'encouragement, le Droit au profit, le Droit au travail, le Droit à l'assistance, le
Droit à l'instruction, l'impôt progressif, la gratuité du crédit, l'atelier social,
toujours vous trouverez au fond la Spoliation légale, l'injustice organisée.
Vous dites : " Voilà des hommes qui manquent de lumières, "
- et vous vous adressez à la Loi. Mais la Loi n'est pas un flambeau répandant au loin
une clarté qui lui soit propre. Elle plane sur une société où il y a des hommes qui
savent et d'autres qui ne savent pas ; des citoyens qui ont besoin d'apprendre et d'autres
qui sont disposés à enseigner. Elle ne peut faire que de deux choses l'une : ou laisser
s'opérer librement ce genre de transactions, laisser se satisfaire librement cette nature
de besoins ; ou bien forcer à cet égard les volontés et prendre aux uns de quoi payer
des professeurs chargés d'instruire gratuitement les autres. Mais elle ne peut pas faire
qu'il n'y ait, au second cas, atteinte à la Liberté et à la Propriété, Spoliation
légale.
Vous dites : " Voilà des hommes qui manquent de moralité ou de
religion, " - et vous vous adressez à la Loi. Mais la Loi c'est la Force, et ai-je
besoin de dire combien c'est une entreprise violente et folle que de faire intervenir la
force en ces matières ?
Au bout de ses systèmes et de ses efforts, il semble que le Socialisme,
quelque complaisance qu'il ait pour lui-même, ne puisse s'empêcher d'apercevoir le
monstre de la Spoliation légale. Mais que fait-il ? Il le déguise habilement à tous les
yeux, même aux siens, sous les noms séducteurs de Fraternité, Solidarité,
Organisation, Association. Et parce que nous ne demandons pas tant à la Loi, parce que
nous n'exigeons d'elle que Justice, il suppose que nous repoussons la fraternité, la
solidarité, l'organisation, l'association, et nous jette à la face l'épithète
d'individualistes.
Qu'il sache donc que ce que nous repoussons, ce n'est pas l'organisation
naturelle, mais l'organisation forcée.
Ce n'est pas l'association libre, mais les formes d'association qu'il
prétend nous imposer.
Ce n'est pas la fraternité spontanée, mais la fraternité légale.
Ce n'est pas la solidarité providentielle, mais la solidarité
artificielle, qui n'est qu'un déplacement injuste de Responsabilité.
Le Socialisme, comme la vieille politique d'où il émane, confond le
Gouvernement et la Société. C'est pourquoi, chaque fois que nous ne voulons pas qu'une
chose soit faite par le Gouvernement, il en conclut que nous ne voulons pas que cette
chose soit faite du tout. Nous repoussons l'instruction par l'État ; donc nous ne voulons
pas d'instruction. Nous repoussons une religion d'État ; donc nous ne voulons pas de
religion. Nous repoussons l'égalisation par l'État ; donc nous ne voulons pas
d'égalité, etc. C'est comme s'il nous accusait de ne vouloir pas que les hommes mangent,
parce que nous repoussons la culture du blé par l'État.
Comment a pu prévaloir, dans le monde politique, l'idée bizarre de
faire découler de la Loi ce qui n'y est pas : le Bien, en mode positif, la Richesse, la
Science, la Religion ?
Les publicistes modernes, particulièrement ceux de l'école socialiste,
fondent leurs théories diverses sur une hypothèse commune, et assurément la plus
étrange, la plus orgueilleuse qui puisse tomber dans un cerveau humain.
Ils divisent l'humanité en deux parts. L'universalité des hommes,
moins un, forme la première ; le publiciste, à lui tout seul, forme la seconde et, de
beaucoup, la plus importante.
En effet, ils commencent par supposer que les hommes ne portent en
eux-mêmes ni un principe d'action, ni un moyen de discernement ; qu'ils sont dépourvus
d'initiative ; qu'ils sont de la matière inerte, des molécules passives, des atomes sans
spontanéité, tout au plus une végétation indifférente à son propre mode d'existence,
susceptible de recevoir, d'une volonté et d'une main extérieures, un nombre infini de
formes plus ou moins symétriques, artistiques, perfectionnées.
Ensuite chacun d'eux suppose sans façon qu'il est lui-même, sous les
noms d'Organisateur, de Révélateur, de Législateur, d'Instituteur, de Fondateur, cette
volonté et cette main, ce mobile universel, cette puissance créatrice dont la sublime
mission est de réunir en société ces matériaux épars, qui sont des hommes.
Partant de cette donnée, comme chaque jardinier, selon son caprice,
taille ses arbres en pyramides, en parasols, en cubes, en cônes, en vases, en espaliers,
en quenouilles, en éventails, chaque socialiste, suivant sa chimère, taille la pauvre
humanité en groupes, en séries, en centres, en sous-centres, en alvéoles, en ateliers
sociaux, harmoniques, contrastés, etc., etc.
Et de même que le jardinier, pour opérer la taille des arbres, a
besoin de haches, de scies, de serpettes et de ciseaux, le publiciste, pour arranger sa
société, a besoin de forces qu'il ne peut trouver que dans les Lois ; loi de douane, loi
d'impôt, loi d'assistance, loi d'instruction.
Il est si vrai que les socialistes considèrent l'humanité comme
matière à combinaisons sociales, que si, par hasard, ils ne sont pas bien sûrs du
succès de ces combinaisons, ils réclament du moins une parcelle d'humanité comme
matière à expériences : on sait combien est populaire parmi eux l'idée d'expérimenter
tous les systèmes, et on a vu un de leurs chefs venir sérieusement demander à
l'assemblée constituante une commune avec tous ses habitants, pour faire son essai.
C'est ainsi que tout inventeur fait sa machine en petit avant de la
faire en grand. C'est ainsi que le chimiste sacrifie quelques réactifs, que l'agriculteur
sacrifie quelques semences et un coin de son champ pour faire l'épreuve d'une idée.
Mais quelle distance incommensurable entre le jardinier et ses arbres,
entre l'inventeur et sa machine, entre le chimiste et ses réactifs, entre l'agriculteur
et ses semences !... Le socialiste croit de bonne foi que la même distance le sépare de
l'humanité.
Il ne faut pas s'étonner que les publicistes du dix-neuvième siècle
considèrent la société comme une création artificielle sortie du génie du
Législateur.
Cette idée, fruit de l'éducation classique, a dominé tous les
penseurs, tous les grands écrivains de notre pays.
Tous ont vu entre l'humanité et le législateur les mêmes rapports qui
existent entre l'argile et le potier.
Bien plus, s'ils ont consenti à reconnaître, dans le cur de
l'homme, un principe d'action et, dans son intelligence, un principe de discernement, ils
ont pensé que Dieu lui avait fait, en cela, un don funeste, et que l'humanité, sous
l'influence de ces deux moteurs, tendait fatalement vers sa dégradation. Ils ont posé en
fait qu'abandonnée à ses penchants l'humanité ne s'occuperait de religion que pour
aboutir à l'athéisme, d'enseignement que pour arriver à l'ignorance, de travail et
d'échanges que pour s'éteindre dans la misère.
Heureusement, selon ces mêmes écrivains, il y a quelques hommes,
nommés Gouvernants, Législateurs, qui ont reçu du ciel, non seulement pour eux-mêmes,
mais pour tous les autres, des tendances opposées.
Pendant que l'humanité penche vers le Mal, eux inclinent au Bien ;
pendant que l'humanité marche vers les ténèbres, eux aspirent à la lumière ; pendant
que l'humanité est entraînée vers le vice, eux sont attirés par la vertu. Et, cela
posé, ils réclament la Force, afin qu'elle les mette à même de substituer leurs
propres tendances aux tendances du genre humain.
Il suffit d'ouvrir, à peu près au hasard, un livre de philosophie, de
politique ou d'histoire pour voir combien est fortement enracinée dans notre pays cette
idée, fille des études classiques et mère du Socialisme, que l'humanité est une
matière inerte recevant du pouvoir la vie, l'organisation, la moralité et la richesse ;
ou bien, ce qui est encore pis, que d'elle-même l'humanité tend vers sa dégradation et
n'est arrêtée sur cette pente que par la main mystérieuse du Législateur. Partout le
Conventionalisme classique nous montre, derrière la société passive, une puissance
occulte qui, sous les noms de Loi, Législateur, ou sous cette expression plus commode et
plus vague de ON, meut l'humanité, l'anime, l'enrichit et la moralise.
BOSSUET. "Une des choses qu'ON (qui ?) imprimait le plus fortement
dans l'esprit des Égyptiens, c'était l'amour de la patrie... Il n'était pas permis
d'être inutile à l'État ; la Loi assignait à chacun son emploi, qui se perpétuait de
père en fils. On ne pouvait ni en avoir deux ni changer de profession... Mais il y avait
une occupation qui devait être commune, c'était l'étude des lois et de la sagesse.
L'ignorance de la religion et de la police du pays n'était excusée en aucun état. Au
reste, chaque profession avait son canton qui lui était assigné (par qui ?)... Parmi de
bonnes lois, ce qu'il y avait de meilleur, c'est que tout le monde était nourri (par qui
?) dans l'esprit de les observer... Leurs mercures ont rempli l'Égypte d'inventions
merveilleuses, et ne lui avaient presque rien laissé ignorer de ce qui pouvait rendre la
vie commode et tranquille."
Ainsi, les hommes, selon Bossuet, ne tirent rien d'eux-mêmes :
patriotisme, richesses, activité, sagesse, inventions, labourage, sciences, tout leur
venait par l'opération des Lois ou des Rois. Il ne s'agissait pour eux que de se laisser
faire. C'est à ce point que Diodore ayant accusé les Égyptiens de rejeter la lutte et
la musique, Bossuet l'en reprend. Comment cela est-il possible, dit-il, puisque ces arts
avaient été inventés par Trismégiste ?
De même chez les Perses :
"Un des premiers soins du prince était de faire fleurir
l'agriculture... Comme il y avait des charges établies pour la conduite des armées, il y
en avait aussi pour veiller aux travaux rustiques... Le respect qu'ON inspirait aux Perses
pour l'autorité royale allait jusqu'à l'excès."
Les Grecs, quoique pleins d'esprit, n'en étaient pas moins étrangers
à leurs propres destinées, jusque-là que, d'eux-mêmes, ils ne se seraient pas
élevés, comme les chiens et les chevaux, à la hauteur des jeux les plus simples.
Classiquement, c'est une chose convenue que tout vient du dehors aux peuples.
"Les Grecs, naturellement pleins d'esprit et de courage, avaient
été cultivés de bonne heure par des Rois et des colonies venues d'Égypte. C'est de là
qu'ils avaient appris les exercices du corps, la course à pied, à cheval et sur des
chariots... Ce que les Égyptiens leur avaient appris de meilleur était à se rendre
dociles, à se laisser former par des lois pour le bien public."
FENELON. Nourri dans l'étude et l'admiration de l'antiquité, témoin
de la puissance de Louis XIV, Fénelon ne pouvait guère échapper à cette idée que
l'humanité est passive, et que ses malheurs comme ses prospérités, ses vertus comme ses
vices lui viennent d'une action extérieure, exercée sur elle par la Loi ou celui qui la
fait. Aussi, dans son utopique Salente, met-il les hommes, avec leurs intérêts, leurs
facultés, leurs désirs et leurs biens, à la discrétion absolue du Législateur. En
quelque matière que ce soit, ce ne sont jamais eux qui jugent pour eux-mêmes, c'est le
Prince. La nation n'est qu'une matière informe, dont le Prince est l'âme. C'est en lui
que résident la pensée, la prévoyance, le principe de toute organisation, de tout
progrès et, par conséquent, la Responsabilité.
Pour prouver cette assertion, il me faudrait transcrire ici tout le Xme
livre de Télémaque. J'y renvoie le lecteur, et me contente de citer quelques passages
pris au hasard dans ce célèbre poème, auquel, sous tout autre rapport, je suis le
premier à rendre justice.
Avec cette crédulité surprenante qui caractérise les classiques,
Fénelon admet, malgré l'autorité du raisonnement et des faits, la félicité générale
des Égyptiens, et il l'attribue, non à leur propre sagesse, mais à celle de leurs Rois.
" Nous ne pouvions jeter les yeux sur les deux rivages sans
apercevoir des villes opulentes, des maisons de campagne agréablement situées, des
terres qui se couvrent tous les ans d'une moisson dorée, sans se reposer jamais ; des
prairies pleines de troupeaux ; des laboureurs accablés sous le poids des fruits que la
terre épanchait de son sein ; des bergers qui faisaient répéter les doux sons de leurs
flûtes et de leurs chalumeaux à tous les échos d'alentour. Heureux, disait Mentor, le
peuple qui est conduit par un sage Roi.
Ensuite Mentor me faisait remarquer la joie et l'abondance répandues
dans toute la campagne d'Égypte, où l'on comptait jusqu'à vingt-deux mille villes ; la
justice exercée en faveur du pauvre contre le riche ; la bonne éducation des enfants
qu'on accoutumait à l'obéissance, au travail, à la sobriété, à l'amour des arts et
des lettres ; l'exactitude pour toutes les cérémonies de la religion, le
désintéressement, le désir de l'honneur, la fidélité pour les hommes et la crainte
pour les dieux, que chaque père inspirait à ses enfants. Il ne se lassait point
d'admirer ce bel ordre. Heureux, me disait-il, le peuple qu'un sage Roi conduit ainsi.
"
Fénelon fait, sur la Crète, une idylle encore plus séduisante. Puis
il ajoute, par la bouche de Mentor :
" Tout ce que vous verrez dans cette île merveilleuse est le fruit
des lois de Minos. L'éducation qu'il faisait donner aux enfants rend le corps sain et
robuste. ON les accoutume d'abord à une vie simple, frugale et laborieuse ; ON suppose
que toute volupté amollit le corps et l'esprit ; ON ne leur propose jamais d'autre
plaisir que celui d'être invincibles par la vertu et d'acquérir beaucoup de gloire...
Ici ON punit trois vices qui sont impunis chez les autres peuples, l'ingratitude, la
dissimulation et l'avarice. Pour le faste et la mollesse, ON n'a jamais besoin de les
réprimer, car ils sont inconnus en Crète... ON n'y souffre ni meubles précieux, ni
habits magnifiques, ni festins délicieux, ni palais dorés. "
C'est ainsi que Mentor prépare son élève à triturer et manipuler,
dans les vues les plus philanthropiques sans doute, le peuple d'Ithaque, et, pour plus de
sûreté, il lui en donne l'exemple à Salente.
Voilà comment nous recevons nos premières notions politiques. On nous
enseigne à traiter les hommes à peu près comme Olivier de Serres enseigne aux
agriculteurs à traiter et mélanger les terres.
MONTESQUIEU. " Pour maintenir l'esprit de commerce, il faut que
toutes les lois le favorisent ; que ces mêmes lois, par leurs dispositions, divisant les
fortunes à mesure que le commerce les grossit, mettent chaque citoyen pauvre dans une
assez grande aisance pour pouvoir travailler comme les autres, et chaque citoyen riche
dans une telle médiocrité qu'il ait besoin de travailler pour conserver ou pour
acquérir... "
Ainsi les Lois disposent de toutes les fortunes.
" Quoique dans la démocratie l'égalité réelle soit l'âme de
l'État, cependant elle est si difficile à établir qu'une exactitude extrême à cet
égard ne conviendrait pas toujours. Il suffit que l'ON établisse un cens qui réduise ou
fixe les différences à un certain point. Après quoi c'est à des lois particulières à
égaliser pour ainsi dire les inégalités, par les charges qu'elles imposent aux riches
et le soulagement qu'elles accordent aux pauvres... "
C'est bien là encore l'égalisation des fortunes par la loi, par la
force.
" Il y avait dans la Grèce deux sortes de républiques. Les unes
étaient militaires, comme Lacédémone ; d'autres étaient commerçantes, comme Athènes.
Dans les unes ON voulait que les citoyens fussent oisifs ; dans les autres ON cherchait à
donner de l'amour pour le travail. "
" Je prie qu'on fasse un peu d'attention à l'étendue du génie
qu'il fallut à ces législateurs pour voir qu'en choquant tous les usages reçus, en
confondant toutes les vertus, ils montreraient à l'univers leur sagesse. Lycurgue,
mêlant le larcin avec l'esprit de justice, le plus dur esclavage avec l'extrême
liberté, les sentiments les plus atroces avec la plus grande modération, donna de la
stabilité à sa ville. Il sembla lui ôter toutes les ressources, les arts, le commerce,
l'argent, les murailles : on y a de l'ambition sans espérance d'être mieux ; on y a les
sentiments naturels, et on n'y est ni enfant, ni mari, ni père ; la pudeur même est
ôtée à la chasteté. C'est par ce chemin que Sparte est menée à la grandeur et à la
gloire... "
" Cet extraordinaire que l'on voyait dans les institutions de la
Grèce, nous l'avons vu dans la lie et la corruption des temps modernes. Un législateur
honnête homme a formé un peuple où la probité parait aussi naturelle que la bravoure
chez les Spartiates. M. Penn est un véritable Lycurgue, et quoique le premier ait eu la
paix pour objet comme l'autre a eu la guerre, ils se ressemblent dans la voie singulière
où ils ont mis leur peuple, dans l'ascendant qu'ils ont eu sur des hommes libres, dans
les préjugés qu'ils ont vaincus, dans les passions qu'ils ont soumises. " " Le
Paraguay peut nous fournir un autre exemple. On a voulu en faire un crime à la Société,
qui regarde le plaisir de commander comme le seul bien de la vie ; mais il sera toujours
beau de gouverner les hommes en les rendant plus heureux... "
" Ceux qui voudront faire des institutions pareilles établiront la
communauté des biens de la République de Platon, ce respect qu'il demandait pour les
dieux, cette séparation d'avec les étrangers pour la conservation des murs, et la
cité faisant le commerce et non pas les citoyens ; ils donneront nos arts sans notre
luxe, et nos besoins sans nos désirs. "
L'engouement vulgaire aura beau s'écrier : c'est du Montesquieu, donc
c'est magnifique ! c'est sublime ! j'aurai le courage de mon opinion et de dire :
Quoi ! vous avez le front de trouver cela beau !
Mais c'est affreux ! abominable ! et ces extraits, que je pourrais
multiplier, montrent que, dans les idées de Montesquieu, les personnes, les libertés,
les propriétés, l'humanité entière ne sont que des matériaux propres à exercer la
sagacité du Législateur.
ROUSSEAU. Bien que ce publiciste, suprême autorité des démocrates,
fasse reposer l'édifice social sur la volonté générale, personne n'a admis, aussi
complètement que lui, l'hypothèse de l'entière passivité du genre humain en présence
du Législateur.
" S'il est vrai qu'un grand prince est un homme rare, que sera-ce
d'un grand législateur ? Le premier n'a qu'à suivre le modèle que l'autre doit
proposer. Celui-ci est le mécanicien qui invente la machine, celui-là n'est que
l'ouvrier qui la monte et la fait marcher. "
Et que sont les hommes en tout ceci ? La machine qu'on monte et qui
marche, ou plutôt la matière brute dont la machine est faite !
Ainsi entre le Législateur et le Prince, entre le Prince et les sujets,
il y a les mêmes rapports qu'entre l'agronome et l'agriculteur, l'agriculteur et la
glèbe. A quelle hauteur au-dessus de l'humanité est donc placé le publiciste, qui
régente les Législateurs eux-mêmes et leur enseigne leur métier en ces termes
impératifs :
" Voulez-vous donner de la consistance à l'État ? rapprochez les
degrés extrêmes autant qu'il est possible. Ne souffrez ni des gens opulents ni des
gueux.
Le sol est-il ingrat ou stérile, ou le pays trop serré pour les
habitants, tournez-vous du côté de l'industrie et des arts, dont vous échangerez les
productions contre les denrées qui vous manquent... Dans un bon terrain, manquez-vous
d'habitants, donnez tous vos soins à l'agriculture, qui multiplie les hommes, et chassez
les arts, qui ne feraient qu'achever de dépeupler le pays... Occupez-vous des rivages
étendus et commodes, couvrez la mer de vaisseaux, vous aurez une existence brillante et
courte. La mer ne baigne-t-elle sur vos côtes que des rochers inaccessibles, restez
barbares et ichthyophages, vous en vivrez plus tranquilles, meilleurs peut-être, et, à
coup sûr, plus heureux. En un mot, outre les maximes communes à tous, chaque peuple
renferme en lui quelque cause qui les ordonne d'une manière particulière, et rend sa
législation propre à lui seul. C'est ainsi qu'autrefois les Hébreux, et récemment les
Arabes, ont eu pour principal objet la religion ; les Athéniens, les lettres ; Carthage
et Tyr, le commerce ; Rhodes, la marine ; Sparte, la guerre, et Rome, la vertu. L'auteur
de l'Esprit des Lois a montré par quel art le législateur dirige l'institution vers
chacun de ces objets... Mais si le législateur, se trompant dans son objet, prend un
principe différent de celui qui naît de la nature des choses, que l'un tende à la
servitude et l'autre à la liberté ; l'un aux richesses, l'autre à la population ; l'un
à la paix, l'autre aux conquêtes, on verra les lois s'affaiblir insensiblement, la
constitution s'altérer, et l'État ne cessera d'être agité jusqu'à ce qu'il soit
détruit ou changé, et que l'invincible nature ait repris son empire. "
Mais si la nature est assez invincible pour reprendre son empire,
pourquoi Rousseau n'admet-il pas qu'elle n'avait pas besoin du Législateur pour prendre
cet empire dès l'origine ? Pourquoi n'admet-il pas qu'obéissant à leur propre
initiative les hommes se tourneront d'eux-mêmes vers le commerce sur des rivages étendus
et commodes, sans qu'un Lycurgue, un Solon, un Rousseau s'en mêlent, au risque de se
tromper ?
Quoi qu'il en soit, on comprend la terrible responsabilité que Rousseau
fait peser sur les inventeurs, instituteurs, conducteurs, législateurs et manipulateurs
de Sociétés. Aussi est-il, à leur égard, très exigeant.
" Celui qui ose entreprendre d'instituer un peuple doit se sentir
en état de changer, pour ainsi dire, la nature humaine, de transformer chaque individu
qui, par lui-même, est un tout parfait et solitaire, en partie d'un plus grand tout, dont
cet individu reçoive, en tout ou en partie, sa vie et son être ; d'altérer la
constitution de l'homme pour la renforcer, de substituer une existence partielle et morale
à l'existence physique et indépendante que nous avons tous reçue de la nature. Il faut,
en un mot, qu'il ôte à l'homme ses propres forces pour lui en donner qui lui soient
étrangères... "
Pauvre espèce humaine, que feraient de ta dignité les adeptes de
Rousseau ?
RAYNAL. " Le climat, c'est-à-dire le ciel et le sol, est la
première règle du législateur. Ses ressources lui dictent ses devoirs. C'est d'abord sa
position locale qu'il doit consulter. Une peuplade jetée sur les côtes maritimes aura
des lois relatives à la navigation... Si la colonie est portée dans les terres, un
législateur doit prévoir et leur genre et leur degré de fécondité... "
" C'est surtout dans la distribution de la propriété qu'éclatera
la sagesse de la législation. En général, et dans tous les pays du monde, quand on
fonde une colonie, il faut donner des terres à tous les hommes, c'est-à-dire à chacun
une étendue suffisante pour l'entretien d'une famille... "
" Dans une île sauvage qu'on peuplerait d'enfants, ON n'aurait
qu'à laisser éclore les germes de la vérité dans les développements de la raison...
Mais quand ON établit un peuple déjà vieux dans un pays nouveau, l'habileté consiste
à ne lui laisser que les opinions et les habitudes nuisibles dont on ne peut le guérir
et le corriger. Veut-on empêcher qu'elles ne se transmettent, ON veillera sur la seconde
génération par une éducation commune et publique des enfants. Un prince, un
législateur, ne devrait jamais fonder une colonie sans y envoyer d'avance des hommes
sages pour l'instruction de la jeunesse... Dans une colonie naissante, toutes les
facilités sont ouvertes aux précautions du Législateur qui veut épurer le sang et les
murs d'un peuple. Qu'il ait du génie et de la vertu, les terres et les hommes qu'il
aura dans ses mains inspireront à son âme un plan de société, qu'un écrivain ne peut
jamais tracer que d'une manière vague et sujette à l'instabilité des hypothèses, qui
varient et se compliquent avec une infinité de circonstances trop difficiles à prévoir
et à combiner... "
Ne semble-t-il pas entendre un professeur d'agriculture dire à ses
élèves : " Le climat est la première règle de l'agriculteur ? Ses ressources lui
dictent ses devoirs. C'est d'abord sa position locale qu'il doit consulter. Est-il sur un
sol argileux, il doit se conduire de telle façon. A-t-il affaire à du sable, voici
comment il doit s'y prendre. Toutes les facilités sont ouvertes à l'agriculteur qui veut
nettoyer et améliorer son sol. Qu'il ait de l'habileté, les terres, les engrais qu'il
aura dans ses mains lui inspireront un plan d'exploitation, qu'un professeur ne peut
jamais tracer que d'une manière vague et sujette à l'instabilité des hypothèses, qui
varient et se compliquent avec une infinité de circonstances trop difficiles à prévoir
et à combiner. "
Mais, ô sublimes écrivains, veuillez donc vous souvenir quelquefois
que cette argile, ce sable, ce fumier, dont vous disposez si arbitrairement, ce sont des
Hommes, vos égaux, des êtres intelligents et libres comme vous, qui ont reçu de Dieu,
comme vous, la faculté de voir, de prévoir, de penser et de juger pour eux-mêmes !
MABLY. (Il suppose les lois usées par la rouille du temps, la
négligence de la sécurité, et poursuit ainsi : )
" Dans ces circonstances, il faut être convaincu que les ressorts
du gouvernement se sont relâchés. Donnez-leur une nouvelle tension (c'est au lecteur que
Mably s'adresse), et le mal sera guéri... Songez moins à punir des fautes qu'à
encourager les vertus dont vous avez besoin. Par cette méthode vous rendrez à votre
république la vigueur de la jeunesse. C'est pour n'avoir pas été connue des peuples
libres qu'ils ont perdu la liberté ! Mais si les progrès du mal sont tels que les
magistrats ordinaires ne puissent y remédier efficacement, ayez recours à une
magistrature extraordinaire, dont le temps soit court et la puissance considérable.
L'imagination des citoyens a besoin alors d'être frappée... "
Et tout dans ce goût durant vingt volumes.
Il a été une époque où, sous l'influence de tels enseignements, qui
sont le fond de l'éducation classique, chacun a voulu se placer en dehors et au-dessus de
l'humanité, pour l'arranger, l'organiser et l'instituer à sa guise.
CONDILLAC. " Érigez-vous, Monseigneur, en Lycurgue ou en Solon.
Avant que de poursuivre la lecture de cet écrit, amusez-vous à donner des lois à
quelque peuple sauvage d'Amérique ou d'Afrique. Établissez dans des demeures fixes ces
hommes errants ; apprenez-leur à nourrir des troupeaux... ; travaillez à développer les
qualités sociales que la nature a mises en eux... Ordonnez-leur de commencer à pratiquer
les devoirs de l'humanité... Empoisonnez par des châtiments les plaisirs que promettent
les passions, et vous verrez ces barbares, à chaque article de votre législation, perdre
un vice et prendre une vertu. "
" Tous les peuples ont eu des lois. Mais peu d'entre eux ont été
heureux. Quelle en est la cause ? C'est que les législateurs ont presque toujours ignoré
que l'objet de la société est d'unir les familles par un intérêt commun. "
" L'impartialité des lois consiste en deux choses : à établir
l'égalité dans la fortune et dans la dignité des citoyens... A mesure que vos lois
établiront une plus grande égalité, elles deviendront plus chères à chaque citoyen...
Comment l'avarice, l'ambition, la volupté, la paresse, l'oisiveté, l'envie, la haine, la
jalousie agiteraient-elles des hommes égaux en fortune et en dignité, et à qui les lois
ne laisseraient pas l'espérance de rompre l'égalité ? " (Suit l'idylle.)
" Ce qu'on vous a dit de la République de Sparte doit vous donner
de grandes lumières sur cette question. Aucun autre État n'a jamais eu des lois plus
conformes à l'ordre de la nature et de l'égalité. "
Il n'est pas surprenant que les dix-septième et dix-huitième siècles
aient considéré le genre humain comme une matière inerte attendant, recevant tout,
forme, figure, impulsion, mouvement et vie d'un grand Prince, d'un grand Législateur,
d'un grand Génie. Ces siècles étaient nourris de l'étude de l'Antiquité, et
l'Antiquité nous offre en effet partout, en Égypte, en Perse, en Grèce, à Rome, le
spectacle de quelques hommes manipulant à leur gré l'humanité asservie par la force ou
par l'imposture. Qu'est-ce que cela prouve ? Que, parce que l'homme et la société sont
perfectibles, l'erreur, l'ignorance, le despotisme, l'esclavage, la superstition doivent
s'accumuler davantage au commencement des temps. Le tort des écrivains que j'ai cités
n'est pas d'avoir constaté le fait, mais de l'avoir proposé, comme règle, à
l'admiration et à l'imitation des races futures. Leur tort est d'avoir, avec une
inconcevable absence de critique, et sur la foi d'un conventionalisme puéril, admis ce
qui est inadmissible, à savoir la grandeur, la dignité, la moralité et le bien-être de
ces sociétés factices de l'ancien monde ; de n'avoir pas compris que le temps produit et
propage la lumière ; qu'à mesure que la lumière se fait, la force passe du côté du
Droit, et la société reprend possession d'elle-même.
Et en effet, quel est le travail politique auquel nous assistons ? Il
n'est autre que l'effort instinctif de tous les peuples vers la liberté (1). Et qu'est-ce
que la Liberté, ce mot qui a la puissance de faire battre tous les curs et d'agiter
le monde, si ce n'est l'ensemble de toutes les libertés, liberté de conscience,
d'enseignement, d'association, de presse, de locomotion, de travail, d'échange ; en
d'autres termes, le franc exercice, pour tous, de toutes les facultés inoffensives ; en
d'autres termes encore, la destruction de tous les despotismes, même le despotisme
légal, et la réduction de la Loi à sa seule attribution rationnelle, qui est de
régulariser le Droit individuel de légitime défense ou de réprimer l'injustice.
Cette tendance du genre humain, il faut en convenir, est grandement
contrariée, particulièrement dans notre patrie, par la funeste disposition, - fruit de
l'enseignement classique, - commune à tous les publicistes, de se placer en dehors de
l'humanité pour l'arranger, l'organiser et l'instituer à leur guise.
Car, pendant que la société s'agite pour réaliser la Liberté, les
grands hommes qui se placent à sa tête, imbus des principes des dix-septième et
dix-huitième siècles, ne songent qu'à la courber sous le philanthropique despotisme de
leurs inventions sociales et à lui faire porter docilement, selon l'expression de
Rousseau, le joug de la félicité publique, telle qu'ils l'ont imaginée.
On le vit bien en 1789. A peine l'Ancien Régime légal fut-il détruit,
qu'on s'occupa de soumettre la société nouvelle à d'autres arrangements artificiels,
toujours en partant de ce point convenu : l'omnipotence de la Loi.
SAINT-JUST. " Le Législateur commande à l'avenir. C'est à lui de
vouloir le bien. C'est à lui de rendre les hommes ce qu'il veut qu'ils soient. "
ROBESPIERRE. " La fonction du gouvernement est de diriger les
forces physiques et morales de la nation vers le but de son institution. "
BILLAUD-VARENNES. "Il faut recréer le peuple qu'on veut rendre à
la liberté. Puisqu'il faut détruire d'anciens préjugés, changer d'antiques habitudes,
perfectionner les affections dépravées, restreindre des besoins superflus, extirper des
vices invétérés ; il faut donc une action forte, une impulsion véhémente... Citoyens,
l'inflexible austérité de Lycurgue devint à Sparte la base inébranlable de la
République ; le caractère faible et confiant de Solon replongea Athènes dans
l'esclavage. Ce parallèle renferme toute la science du gouvernement. "
LEPELLETIER. "Considérant à quel point l'espèce humaine est
dégradée, je me suis convaincu de la nécessité d'opérer une entière régénération
et, si je puis m'exprimer ainsi, de créer un nouveau peuple. "
On le voit, les hommes ne sont rien que de vils matériaux. Ce n'est pas
à eux de vouloir le bien ; - ils en sont incapables, - c'est au Législateur, selon
Saint-Just. Les hommes ne sont que ce qu'il veut qu'ils soient.
Suivant Robespierre, qui copie littéralement Rousseau, le Législateur
commence par assigner le but de l'institution de la nation. Ensuite les gouvernements
n'ont plus qu'à diriger vers ce but toutes les forces physiques et morales. La nation
elle-même reste toujours passive en tout ceci, et Billaud-Varennes nous enseigne qu'elle
ne doit avoir que les préjugés, les habitudes, les affections et les besoins que le
Législateur autorise. Il va jusqu'à dire que l'inflexible austérité d'un homme est la
base de la république.
On a vu que, dans le cas où le mal est si grand que les magistrats
ordinaires n'y peuvent remédier, Mably conseillait la dictature pour faire fleurir la
vertu. " Ayez recours, dit-il, à une magistrature extraordinaire, dont le temps soit
court et la puissance considérable. L'imagination des citoyens a besoin d'être frappée.
" Cette doctrine n'a pas été perdue. Écoutons Robespierre :
" Le principe du gouvernement républicain, c'est la vertu, et son
moyen, pendant qu'il s'établit, la terreur. Nous voulons substituer, dans notre pays, la
morale à l'égoïsme, la probité à l'honneur, les principes aux usages, les devoirs aux
bienséances, l'empire de la raison à la tyrannie de la mode, le mépris du vice au
mépris du malheur, la fierté à l'insolence, la grandeur d'âme à la vanité, l'amour
de la gloire à l'amour de l'argent, les bonnes gens à la bonne compagnie, le mérite à
l'intrigue, le génie au bel esprit, la vérité à l'éclat, le charme du bonheur aux
ennuis de la volupté, la grandeur de l'homme à la petitesse des grands, un peuple
magnanime, puissant, heureux, à un peuple aimable, frivole, misérable ; c'est-à-dire
toutes les vertus et tous les miracles de la République à tous les vices et à tous les
ridicules de la monarchie. "
A quelle hauteur au-dessus du reste de l'humanité se place ici
Robespierre ! Et remarquez la circonstance dans laquelle il parle. Il ne se borne pas à
exprimer le vu d'une grande rénovation du cur humain ; il ne s'attend même
pas à ce qu'elle résultera d'un gouvernement régulier. Non, il veut l'opérer lui-même
et par la terreur. Le discours, d'où est extrait ce puéril et laborieux amas
d'antithèses, avait pour objet d'exposer les principes de morale qui doivent diriger un
gouvernement révolutionnaire. Remarquez que, lorsque Robespierre vient demander la
dictature, ce n'est pas seulement pour repousser l'étranger et combattre les factions ;
c'est bien pour faire prévaloir par la terreur, et préalablement au jeu de la
Constitution, ses propres principes de morale. Sa prétention ne va à rien moins que
d'extirper du pays, par la terreur, l'égoïsme, l'honneur, les usages, les bienséances,
la mode, la vanité, l'amour de l'argent, la bonne compagnie, l'intrigue, le bel esprit,
la volupté et la misère. Ce n'est qu'après que lui, Robespierre, aura accompli ces
miracles - comme il les appelle avec raison, - qu'il permettra aux lois de reprendre leur
empire. - Eh ! misérables, qui vous croyez si grands, qui jugez l'humanité si petite,
qui voulez tout réformer, réformez-vous vous-mêmes, cette tâche vous suffit.
Cependant, en général, messieurs les Réformateurs, Législateurs et
Publicistes ne demandent pas à exercer sur l'humanité un despotisme immédiat. Non, ils
sont trop modérés et trop philanthropes pour cela. Ils ne réclament que le despotisme,
l'absolutisme, l'omnipotence de la Loi. Seulement ils aspirent à faire la Loi.
Pour montrer combien cette disposition étrange des esprits a été
universelle, en France, de même qu'il m'aurait fallu copier tout Mably, tout Raynal, tout
Rousseau, tout Fénelon, et de longs extraits de Bossuet et Montesquieu, il me faudrait
aussi reproduire le procès-verbal tout entier des séances de la Convention. Je m'en
garderai bien et j'y renvoie le lecteur.
On pense bien que cette idée dut sourire à Bonaparte. Il l'embrassa
avec ardeur et la mit énergiquement en pratique. Se considérant comme un chimiste, il ne
vit dans l'Europe qu'une matière à expériences. Mais bientôt cette matière se
manifesta comme un réactif puissant. Aux trois quarts désabusé, Bonaparte, à
Sainte-Hélène, parut reconnaître qu'il y a quelque initiative dans les peuples, et il
se montra moins hostile à la liberté. Cela ne l'empêcha pas cependant de donner par son
testament cette leçon à son fils : " Gouverner, c'est répandre la moralité,
l'instruction et le bien-être. "
Est-il nécessaire maintenant de faire voir par de fastidieuses
citations d'où procèdent Morelly, Babeuf, Owen, Saint-Simon, Fourier ? Je me bornerai à
soumettre au lecteur quelques extraits du livre de Louis Blanc sur l'organisation du
travail.
" Dans notre projet, la société reçoit l'impulsion du pouvoir
" (Page 126).
En quoi consiste l'impulsion que le Pouvoir donne à la société ? A
imposer le projet de M. L. Blanc.
D'un autre coté, la société, c'est le genre humain.
Donc, en définitive, le genre humain reçoit l'impulsion de M. L.
Blanc.
Libre à lui, dira-t-on. Sans doute le genre humain est libre de suivre
les conseils de qui que ce soit. Mais ce n'est pas ainsi que M. L. Blanc comprend la
chose. Il entend que son projet soit converti en Loi, et par conséquent imposé de force
par le pouvoir.
" Dans notre projet, l'État ne fait que donner au travail une
législation (excusez du peu), en vertu de laquelle le mouvement industriel peut et doit
s'accomplir en toute liberté. Il (l'État) ne fait que placer la liberté sur une pente
(rien que cela) qu'elle descend, une fois qu'elle y est placée, par la seule force des
choses et par une suite naturelle du mécanisme établi. "
Mais quelle est cette pente ? - Celle indiquée par M. L. Blanc. - Ne
conduit-elle pas aux abîmes ? - Non, elle conduit au bonheur. - Comment donc la société
ne s'y place-t-elle pas d'elle-même ? - Parce qu'elle ne sait ce qu'elle veut et qu'elle
a besoin d'impulsion. - Qui lui donnera cette impulsion ? - Le pouvoir. - Et qui donnera
l'impulsion au pouvoir ? - L'inventeur du mécanisme, M. L. Blanc.
Nous ne sortons jamais de ce cercle : l'humanité passive et un grand
homme qui la meut par l'intervention de la Loi.
Une fois sur cette pente, la société jouirait-elle au moins de quelque
liberté ? - Sans doute. - Et qu'est-ce que la liberté ?
" Disons-le une fois pour toutes : la liberté consiste non pas
seulement dans le DROIT accordé, mais dans le POUVOIR donné à l'homme d'exercer, de
développer ses facultés, sous l'empire de la justice et sous la sauvegarde de la loi.
"
" Et ce n'est point là une distinction vaine : le sens en est
profond, les conséquences en sont immenses. Car dès qu'on admet qu'il faut à l'homme,
pour être vraiment libre, le POUVOIR d'exercer et de développer ses facultés, il en
résulte que la société doit à chacun de ses membres l'instruction convenable, sans
laquelle l'esprit humain ne peut se déployer, et les instruments de travail, sans
lesquels l'activité humaine ne peut se donner carrière. Or, par l'intervention de qui la
société donnera-t-elle à chacun de ses membres l'instruction convenable et les
instruments de travail nécessaires, si ce n'est par l'intervention de l'État ? "
Ainsi la liberté, c'est le pouvoir. - En quoi consiste ce POUVOIR ? - A
posséder l'instruction et les instruments de travail. - Qui donnera l'instruction et les
instruments de travail ? - La société, qui les doit.- Par l'intervention de qui la
société donnera-t-elle des instruments de travail à ceux qui n'en ont pas ? - Par
l'intervention de l'État. - A qui l'État les prendra-t-il ?
C'est au lecteur de faire la réponse et de voir où tout ceci aboutit.
Un des phénomènes les plus étranges de notre temps, et qui étonnera probablement
beaucoup nos neveux, c'est que la doctrine qui se fonde sur cette triple hypothèse :
l'inertie radicale de l'humanité ; l'omnipotence de la Loi ; l'infaillibilité du
Législateur ; soit le symbole sacré du parti qui se proclame exclusivement
démocratique.
Il est vrai qu'il se dit aussi social.
En tant que démocratique, il a une foi sans limite en l'humanité.
Comme social, il la met au-dessous de la boue.
S'agit-il de droits politiques, s'agit-il de faire sortir de son sein le
Législateur, oh ! alors, selon lui, le peuple a la science infuse ; il est doué d'un
tact admirable ; sa volonté est toujours droite, la volonté générale ne peut errer. Le
suffrage ne saurait être trop universel. Nul ne doit à la société aucune garantie. La
volonté et la capacité de bien choisir sont toujours supposées. Est-ce que le peuple
peut se tromper ? Est-ce que nous ne sommes pas dans le siècle des lumières ? Quoi donc
! Le peuple sera-t-il éternellement en tutelle ? N'a-t-il pas conquis ses droits par
assez d'efforts et de sacrifices ? N'a-t-il pas donné assez de preuves de son
intelligence et de sa sagesse ? N'est-il pas arrivé à sa maturité ? N'est-il pas en
état de juger pour lui-même ? Ne connaît-il pas ses intérêts ? Y a-t-il un homme ou
une classe qui ose revendiquer le droit de se substituer au peuple, de décider et d'agir
pour lui ? Non, non, le peuple veut être libre, et il le sera. Il veut diriger ses
propres affaires, et il les dirigera.
Mais le Législateur est-il une fois dégagé des comices par
l'élection, oh ! alors le langage change. La nation rentre dans la passivité, dans
l'inertie, dans le néant, et le Législateur prend possession de l'omnipotence. A lui
l'invention, à lui la direction, à lui l'impulsion, à lui l'organisation. L'humanité
n'a plus qu'à se laisser faire ; l'heure du despotisme a sonné. Et remarquez que cela
est fatal ; car ce peuple, tout à l'heure si éclairé, si moral, si parfait, n'a plus
aucunes tendances, ou, s'il en a, elles l'entraînent toutes vers la dégradation. Et on
lui laisserait un peu de Liberté ! Mais ne savez-vous pas que, selon M. Considérant, la
liberté conduit fatalement au monopole ? Ne savez-vous pas que la liberté c'est la
concurrence ? et que la concurrence, suivant M. L. Blanc, c'est pour le peuple un système
d'extermination, pour la bourgeoisie une cause de ruine ? Que c'est pour cela que les
peuples sont d'autant plus exterminés et ruinés qu'ils sont plus libres, témoin la
Suisse, la Hollande, l'Angleterre et les États-Unis ? Ne savez-vous pas, toujours selon
M. L. Blanc, que la concurrence conduit au monopole, et que, par la même raison, le bon
marché conduit à l'exagération des prix ? Que la concurrence tend à tarir les sources
de la consommation et pousse la production à une activité dévorante ? Que la
concurrence force la production à s'accroître et la consommation à décroître ; -
d'où il suit que les peuples libres produisent pour ne pas consommer ; - qu'elle est tout
à la fois oppression et démence, et qu'il faut absolument que M. L. Blanc s'en mêle ?
Quelle liberté, d'ailleurs, pourrait-on laisser aux hommes ? Serait-ce
la liberté de conscience ? Mais on les verra tous profiter de la permission pour se faire
athées. La liberté d'enseignement ? Mais les pères se hâteront de payer des
professeurs pour enseigner à leurs fils l'immoralité et l'erreur ; d'ailleurs, à en
croire M. Thiers, si l'enseignement était laissé à la liberté nationale, il cesserait
d'être national, et nous élèverions nos enfants dans les idées des Turcs ou des
Indous, au lieu que, grâce au despotisme légal de l'université, ils ont le bonheur
d'être élevés dans les nobles idées des Romains. La liberté du travail ? Mais c'est
la concurrence, qui a pour effet de laisser tous les produits non consommés, d'exterminer
le peuple et de ruiner la bourgeoisie. La liberté d'échanger ? Mais on sait bien, les
protectionnistes l'ont démontré à satiété, qu'un homme se ruine quand il échange
librement et que, pour s'enrichir, il faut échanger sans liberté. La liberté
d'association ? Mais, d'après la doctrine socialiste, liberté et association s'excluent,
puisque précisément on n'aspire à ravir aux hommes leur liberté que pour les forcer de
s'associer.
Vous voyez donc bien que les démocrates-socialistes ne peuvent, en
bonne conscience, laisser aux hommes aucune liberté, puisque, par leur nature propre, et
si ces messieurs n'y mettent ordre, ils tendent, de toute part, à tous les genres de
dégradation et de démoralisation.
Reste à deviner, en ce cas, sur quel fondement on réclame pour eux,
avec tant d'instance, le suffrage universel.
Les prétentions des organisateurs soulèvent une autre question, que je
leur ai souvent adressée, et à laquelle, que je sache, ils n'ont jamais répondu.
Puisque les tendances naturelles de l'humanité sont assez mauvaises pour qu'on doive lui
ôter sa liberté, comment se fait-il que les tendances des organisateurs soient bonnes ?
Les Législateurs et leurs agents ne font-ils pas partie du genre humain ? Se croient-ils
pétris d'un autre limon que le reste des hommes ? Ils disent que la société,
abandonnée à elle-même, court fatalement aux abîmes parce que ses instincts sont
pervers. Ils prétendent l'arrêter sur cette pente et lui imprimer une meilleure
direction. Ils ont donc reçu du ciel une intelligence et des vertus qui les placent en
dehors et au-dessus de l'humanité ; qu'ils montrent leurs titres. Ils veulent être
bergers, ils veulent que nous soyons troupeau. Cet arrangement présuppose en eux une
supériorité de nature, dont nous avons bien le droit de demander la preuve préalable.
Remarquez que ce que je leur conteste, ce n'est pas le droit d'inventer
des combinaisons sociales, de les propager, de les conseiller, de les expérimenter sur
eux-mêmes, à leurs frais et risques ; mais bien le droit de nous les imposer par
l'intermédiaire de la Loi, c'est-à-dire des forces et des contributions publiques.
Je demande que les Cabétistes, les Fouriéristes, les Proudhoniens, les
Universitaires, les Protectionnistes renoncent non à leurs idées spéciales, mais à
cette idée qui leur est commune, de nous assujettir de force à leurs groupes et séries,
à leurs ateliers sociaux, à leur banque gratuite, à leur moralité gréco-romaine, à
leurs entraves commerciales. Ce que je leur demande, c'est de nous laisser la faculté de
juger leurs plans et de ne pas nous y associer, directement ou indirectement, si nous
trouvons qu'ils froissent nos intérêts, ou s'ils répugnent à notre conscience.
Car la prétention de faire intervenir le pouvoir et l'impôt, outre
qu'elle est oppressive et spoliatrice, implique encore cette hypothèse préjudicielle :
l'infaillibilité de l'organisateur et l'incompétence de l'humanité.
Et si l'humanité est incompétente à juger pour elle-même, que
vient-on nous parler de suffrage universel ?
Cette contradiction dans les idées s'est malheureusement reproduite
dans les faits, et pendant que le peuple français a devancé tous les autres dans la
conquête de ses droits, ou plutôt de ses garanties politiques, il n'en est pas moins
resté le plus gouverné, dirigé, administré, imposé, entravé et exploité de tous les
peuples.
Il est aussi celui de tous où les révolutions sont le plus imminentes,
et cela doit être.
Dès qu'on part de cette idée, admise par tous nos publicistes et si
énergiquement exprimée par M. L. Blanc en ces mots : " La société reçoit
l'impulsion du pouvoir " ; dès que les hommes se considèrent eux-mêmes comme
sensibles mais passifs, incapables de s'élever par leur propre discernement et par leur
propre énergie à aucune moralité, à aucun bien-être, et réduits à tout attendre de
la Loi ; en un mot, quand ils admettent que leurs rapports avec l'État sont ceux du
troupeau avec le berger, il est clair que la responsabilité du pouvoir est immense. Les
biens et les maux, les vertus et les vices, l'égalité et l'inégalité, l'opulence et la
misère, tout découle de lui. Il est chargé de tout, il entreprend tout, il fait tout ;
donc il répond de tout. Si nous sommes heureux, il réclame à bon droit notre
reconnaissance ; mais si nous sommes misérables, nous ne pouvons nous en prendre qu'à
lui. Ne dispose-t-il pas, en principe, de nos personnes et de nos biens ? La Loi
n'est-elle pas omnipotente ? En créant le monopole universitaire, il s'est fait fort de
répondre aux espérances des pères de famille privés de liberté ; et si ces
espérances sont déçues, à qui la faute ? En réglementant l'industrie, il s'est fait
fort de la faire prospérer, sinon il eût été absurde de lui ôter sa liberté ; et si
elle souffre, à qui la faute ? En se mêlant de pondérer la balance du commerce, par le
jeu des tarifs, il s'est fait fort de le faire fleurir ; et si, loin de fleurir, il se
meurt, à qui la faute ? En accordant aux armements maritimes sa protection en échange de
leur liberté, il s'est fait fort de les rendre lucratifs ; et s'ils sont onéreux, à qui
la faute ?
Ainsi, il n'y a pas une douleur dans la nation dont le gouvernement ne
se soit volontairement rendu responsable. Faut-il s'étonner que chaque souffrance soit
une cause de révolution ?
Et quel est le remède qu'on propose ? C'est d'élargir indéfiniment le
domaine de la Loi, c'est-à-dire la responsabilité du gouvernement.
Mais si le gouvernement se charge d'élever et de régler les salaires
et qu'il ne le puisse ; s'il se charge d'assister toutes les infortunes et qu'il ne le
puisse ; s'il se charge d'assurer des retraites à tous les travailleurs et qu'il ne le
puisse ; s'il se charge de fournir à tous les ouvriers des instruments de travail et
qu'il ne le puisse ; s'il se charge d'ouvrir à tous les affamés d'emprunts un crédit
gratuit et qu'il ne le puisse ; si, selon les paroles que nous avons vues avec regret
échapper à la plume de M. de Lamartine, " l'État se donne la mission d'éclairer,
de développer, d'agrandir, de fortifier, de spiritualiser, et de sanctifier l'âme des
peuples ", et qu'il échoue ; ne voit-on pas qu'au bout de chaque déception, hélas
! plus que probable, il y a une non moins inévitable révolution ?
Je reprends ma thèse et je dis : immédiatement après la science
économique et à l'entrée de la science politique (1), se présente une question
dominante. C'est celle-ci :
Qu'est-ce que la Loi ? que doit-elle être ? quel est son domaine ?
quelles sont ses limites ? où s'arrêtent, par suite, les attributions du Législateur ?
Je n'hésite pas à répondre : La Loi, c'est la force commune
organisée pour faire obstacle à l'Injustice, - et pour abréger, LA LOI, C'EST LA
JUSTICE.
Il n'est pas vrai que le Législateur ait sur nos personnes et nos
propriétés une puissance absolue, puisqu'elles préexistent et que son uvre est de
les entourer de garanties.
Il n'est pas vrai que la Loi ait pour mission de régir nos consciences,
nos idées, nos volontés, notre instruction, nos sentiments, nos travaux, nos échanges,
nos dons, nos jouissances.
Sa mission est d'empêcher qu'en aucune de ces matières le droit de
l'un n'usurpe le droit de l'autre.
La Loi, parce qu'elle a pour sanction nécessaire la Force, ne peut
avoir pour domaine légitime que le légitime domaine de la force, à savoir : la Justice.
Et comme chaque individu n'a le droit de recourir à la force que dans
le cas de légitime défense, la force collective, qui n'est que la réunion des forces
individuelles, ne saurait être rationnellement appliquée à une autre fin.
La Loi, c'est donc uniquement l'organisation du droit individuel
préexistant de légitime défense.
La Loi, c'est la Justice.
Il est si faux qu'elle puisse opprimer les personnes ou spolier les
propriétés, même dans un but philanthropique, que sa mission est de les protéger.
Et qu'on ne dise pas qu'elle peut au moins être philanthropique, pourvu
qu'elle s'abstienne de toute oppression, de toute spoliation ; cela est contradictoire. La
Loi ne peut pas ne pas agir sur nos personnes ou nos biens ; si elle ne les garantit, elle
les viole par cela seul qu'elle agit, par cela seul qu'elle est.
La Loi, c'est la Justice.
Voilà qui est clair, simple, parfaitement défini et délimité,
accessible à toute intelligence, visible à tout il, car la Justice est une
quantité donnée, immuable, inaltérable, qui n'admet ni plus ni moins.
Sortez de là, faites la Loi religieuse, fraternitaire, égalitaire,
philanthropique, industrielle, littéraire, artistique, aussitôt vous êtes dans
l'infini, dans l'incertain, dans l'inconnu, dans l'utopie imposée, ou, qui pis est, dans
la multitude des utopies combattant pour s'emparer de la Loi et s'imposer ; car la
fraternité, la philanthropie n'ont pas comme la justice des limites fixes. Où vous
arrêterez-vous ? Où s'arrêtera la Loi ? L'un, comme M. de Saint-Cricq, n'étendra sa
philanthropie que sur quelques classes d'industriels, et il demandera à la Loi qu'elle
dispose des consommateurs en faveur des producteurs. L'autre, comme M. Considérant,
prendra en main la cause des travailleurs et réclamera pour eux de la Loi un MINIMUM
assuré, le vêtement, le logement, la nourriture et toutes choses nécessaires à
l'entretien de la vie. Un troisième, M. L. Blanc, dira, avec raison, que ce n'est là
qu'une fraternité ébauchée et que la Loi doit donner à tous les instruments de travail
et l'instruction. Un quatrième fera observer qu'un tel arrangement laisse encore place à
l'inégalité et que la Loi doit faire pénétrer, dans les hameaux les plus reculés, le
luxe, la littérature et les arts. Vous serez conduits ainsi jusqu'au communisme, ou
plutôt la législation sera... ce qu'elle est déjà : - le champ de bataille de toutes
les rêveries et de toutes les cupidités.
La Loi, c'est la Justice.
Dans ce cercle, on conçoit un gouvernement simple, inébranlable. Et je
défie qu'on me dise d'où pourrait venir la pensée d'une révolution, d'une
insurrection, d'une simple émeute contre une force publique bornée à réprimer
l'injustice. Sous un tel régime, il y aurait plus de bien-être, le bien-être serait
plus également réparti, et quant aux souffrances inséparables de l'humanité, nul ne
songerait à en accuser le gouvernement, qui y serait aussi étranger qu'il l'est aux
variations de la température. A-t-on jamais vu le peuple s'insurger contre la cour de
cassation ou faire irruption dans le prétoire du juge de paix pour réclamer le minimum
de salaires, le crédit gratuit, les instruments de travail, les faveurs du tarif, ou
l'atelier social ? Il sait bien que ces combinaisons sont hors de la puissance du juge, et
il apprendrait de même qu'elles sont hors de la puissance de la Loi.
Mais faites la Loi sur le principe fraternitaire, proclamez que c'est
d'elle que découlent les biens et les maux, qu'elle est responsable de toute douleur
individuelle, de toute inégalité sociale, et vous ouvrez la porte à une série sans fin
de plaintes, de haines, de troubles et de révolutions.
La Loi, c'est la Justice.
Et il serait bien étrange qu'elle pût être équitablement autre chose
! Est-ce que la justice n'est pas le droit ? Est-ce que les droits ne sont pas égaux ?
Comment donc la Loi interviendrait-elle pour me soumettre aux plans sociaux de MM.
Mimerel, de Melun, Thiers, Louis Blanc, plutôt que pour soumettre ces messieurs à mes
plans ? Croit-on que je n'aie pas reçu de la nature assez d'imagination pour inventer
aussi une utopie ? Est-ce que c'est le rôle de la Loi de faire un choix entre tant de
chimères et de mettre la force publique au service de l'une d'elles ?
La Loi, c'est la Justice.
Et qu'on ne dise pas, comme on le fait sans cesse, qu'ainsi conçue la
Loi, athée, individualiste et sans entrailles, ferait l'humanité à son image. C'est là
une déduction absurde, bien digne de cet engouement gouvernemental qui voit l'humanité
dans la Loi.
Quoi donc ! De ce que nous serons libres, s'ensuit-il que nous cesserons
d'agir ? De ce que nous ne recevrons pas l'impulsion de la Loi, s'ensuit-il que nous
serons dénués d'impulsion ? De ce que la Loi se bornera à nous garantir le libre
exercice de nos facultés, s'ensuit-il que nos facultés seront frappées d'inertie ? De
ce que la Loi ne nous imposera pas des formes de religion, des modes d'association, des
méthodes d'enseignement, des procédés de travail, des directions d'échange, des plans
de charité, s'ensuit-il que nous nous empresserons de nous plonger dans l'athéisme,
l'isolement, l'ignorance, la misère et l'égoïsme ? S'ensuit-il que nous ne saurons plus
reconnaître la puissance et la bonté de Dieu, nous associer, nous entraider, aimer et
secourir nos frères malheureux, étudier les secrets de la nature, aspirer aux
perfectionnements de notre être ?
La Loi, c'est la Justice.
Et c'est sous la Loi de justice, sous le régime du droit, sous
l'influence de la liberté, de la sécurité, de la stabilité, de la responsabilité, que
chaque homme arrivera à toute sa valeur, à toute la dignité de son être, et que
l'humanité accomplira avec ordre, avec calme, lentement sans doute, mais avec certitude,
le progrès, qui est sa destinée.
Il me semble que j'ai pour moi la théorie ; car quelque question que je
soumette au raisonnement, qu'elle soit religieuse, philosophique, politique, économique ;
qu'il s'agisse de bien-être, de moralité, d'égalité, de droit, de justice, de
progrès, de responsabilité, de solidarité, de propriété, de travail, d'échange, de
capital, de salaires, d'impôts, de population, de crédit, de gouvernement ; à quelque
point de l'horizon scientifique que je place le point de départ de mes recherches,
toujours invariablement j'aboutis à ceci : la solution du problème social est dans la
Liberté.
Et n'ai-je pas aussi pour moi l'expérience ? Jetez les yeux sur le
globe. Quels sont les peuples les plus heureux, les plus moraux, les plus paisibles ? Ceux
où la Loi intervient le moins dans l'activité privée ; où le gouvernement se fait le
moins sentir ; où l'individualité a le plus de ressort et l'opinion publique le plus
d'influence ; où les rouages administratifs sont les moins nombreux et les moins
compliqués ; les impôts les moins lourds et les moins inégaux ; les mécontentements
populaires les moins excités et les moins justifiables ; où la responsabilité des
individus et des classes est la plus agissante, et où, par suite, si les murs ne
sont pas parfaites, elles tendent invinciblement à se rectifier ; où les transactions,
les conventions, les associations sont le moins entravées ; où le travail, les capitaux,
la population, subissent les moindres déplacements artificiels ; où l'humanité obéit
le plus à sa propre pente ; où la pensée de Dieu prévaut le plus sur les inventions
des hommes ; ceux, en un mot, qui approchent le plus de cette solution : dans les limites
du droit, tout par la libre et perfectible spontanéité de l'homme ; rien par la Loi ou
la force que la Justice universelle.
Il faut le dire : il y a trop de grands hommes dans le monde ; il y a
trop de législateurs, organisateurs, instituteurs de sociétés, conducteurs de peuples,
pères des nations, etc. Trop de gens se placent au-dessus de l'humanité pour la
régenter, trop de gens font métier de s'occuper d'elle.
On me dira : Vous vous en occupez bien, vous qui parlez. C'est vrai.
Mais on conviendra que c'est dans un sens et à un point de vue bien différents, et si je
me mêle aux réformateurs c'est uniquement pour leur faire lâcher prise.
Je m'en occupe non comme Vaucanson, de son automate, mais comme un
physiologiste, de l'organisme humain : pour l'étudier et l'admirer.
Je m'en occupe, dans l'esprit qui animait un voyageur célèbre.
Il arriva au milieu d'une tribu sauvage. Un enfant venait de naître et
une foule de devins, de sorciers, d'empiriques l'entouraient, armés d'anneaux, de
crochets et de liens. L'un disait : cet enfant ne flairera jamais le parfum d'un calumet,
si je ne lui allonge les narines. Un autre : il sera privé du sens de l'ouïe, si je ne
lui fais descendre les oreilles jusqu'aux épaules. Un troisième : il ne verra pas la
lumière du soleil, si je ne donne à ses yeux une direction oblique. Un quatrième : il
ne se tiendra jamais debout, si je ne lui courbe les jambes. Un cinquième : il ne pensera
pas, si je ne comprime son cerveau. Arrière, dit le voyageur. Dieu fait bien ce qu'il
fait ; ne prétendez pas en savoir plus que lui, et puisqu'il a donné des organes à
cette frêle créature, laissez ses organes se développer, se fortifier par l'exercice,
le tâtonnement, l'expérience et la Liberté.
Dieu a mis aussi dans l'humanité tout ce qu'il faut pour qu'elle
accomplisse ses destinées. Il y a une physiologie sociale providentielle comme il y a une
physiologie humaine providentielle. Les organes sociaux sont aussi constitués de manière
à se développer harmoniquement au grand air de la Liberté. Arrière donc les empiriques
et les organisateurs ! Arrière leurs anneaux, leurs chaînes, leurs crochets, leurs
tenailles ! arrière leurs moyens artificiels ! arrière leur atelier social, leur
phalanstère, leur gouvernementalisme, leur centralisation, leurs tarifs, leurs
universités, leurs religions d'État, leurs banques gratuites ou leurs banques
monopolisées, leurs compressions, leurs restrictions, leur moralisation ou leur
égalisation par l'impôt ! Et puisqu'on a vainement infligé au corps social tant de
systèmes, qu'on finisse par où l'on aurait dû commencer, qu'on repousse les systèmes,
qu'on mette enfin à l'épreuve la Liberté, - la Liberté, qui est un acte de foi en Dieu
et en son uvre.
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